Il arrive, dans une équipe, qu’une personne soit plus faible que les autres, soit parce
qu’il y a des lacunes dans ses compétences professionnelles, soit parce que son comportement est inadéquat et ou que son engagement n’est pas tout-à-fait à la hauteur des attentes. Si l’équipe est soudée et sympathique, il arrive souvent que les autres membres se substituent naturellement aux déficiences de la personne faible. Ainsi, il n’y a pas d’histoires, et tout semble rouler bien. Sauf que, dans la durée, la personne faible s’habitue à ce que l’équipe compense ses déficiences. Son référentiel se déplace et cela devient normal, pour elle, qu’elle travaille dans une telle dépendance et que les autres créent des conditions de confort à son endroit. Son cerveau a créé un nouveau marqueur qui devient, à ses yeux, la normalité. Ainsi s’enclenche la loi du canoë qui descend la rivière : si deux individus sont dans l’embarcation, il est nécessaire que chacun se tienne à équidistance : si l’un bouge en arrière, l’autre est obligé, pour maintenir l’équilibre, de se mettre en arrière de son côté. L’équilibre est toujours parfait, même si chacun se trouve à l’extrémité du canoë. Le prochain mouvement risque d’être fatal. Ainsi en va-t-il des relations co-dépendantes sur une certaine durée.
Un jour débarque dans mon bureau une personne visiblement à bout, en colère manifeste contre ses collègues et son chef. Elle se sent tellement « harcelée » qu’elle me demande, à la fin de l’entretien, que je la licencie pour qu’elle ne continue pas à souffrir autant. Calmement, je lui demande de décrire assez précisément les événements et j’essaie d’évaluer son degré de frustration. Sans trop promettre, je l’assure, qu’à ce stade, elle est protégée, je l’invite à rendre visite à son médecin, et pour sa tranquillité et celle de la petite équipe, je lui demande de rester à la maison et je l’assure que je vais entendre aussi tous les autres membres de l’équipe individuellement et que je lui reviendrai dans les meilleurs délais. Je lui donne aussi les coordonnées de la personne externe qui pourrait aussi l’écouter et l’aider.
Après une écoute attentive de chacun, j’enregistre une forte colère de tous les autres membres de l’équipe. La personne responsable décide de porter plainte contre la plaignante…Les faits décrits me montrent que, pendant plus de quatre années, la personne qui est venue se plaindre de « mobbing » a été, de fait, fortement aidée par toute l’équipe, surtout la plupart des matins, lorsqu’elle arrivait au travail avec une tête lourde et des comportements peu fluides, tout cela parce qu’elle avait, selon ce qu’elle disait, fait la fête. Au bout de quatre années, bien sûr, se faire aider est devenu la normalité pour la plaignante. Et il y a eu, bien sûr, un jour de ras le bol pour quelque peccadille, il y a quelques mois, où l’équipe et le chef lui ont dit – avec grande colère et menace, certes, – son fait et on décidé de ne plus se substituer à ses manques, et donc l’ont mise de côté. D’où sa plainte de mobbing.
Cette histoire s’est invitée dans mes pensées pour le week-end. Dans l’ancienne écurie d’une vieille ferme, j’ai installé mon atelier de bricolage et de peinture. La difficulté de rendre sa vision sur un tableau étant, à mes yeux, une façon de faire baisser significativement le mauvais stress. Soudain, en posant le pinceau, une évidence : la personne aidée par son équipe n’a pas été « mobbée », elle a tellement été soutenue que cela n’était plus possible pour l’équipe de continuer ainsi. La fin de l’aide a déclenché ce que j’ai dénommé, dans le même mouvement du pinceau posé, un « rétro-mobbing ».
L’histoire a bien fini du côté de l’équipe et du chef accusés. J’ai proposé un suivi important à la personne qui était venu se plaindre. Je crois qu’elle a compris que cette dépendance – parmi d’autres – avait engendré sa situation de souffrance.
Il me reste une attention au risque – management des humains : si un chef et une équipe comblent longuement les lacunes d’un membre de l’équipe, attention à ne pas installer une situation de co-dépendance, même sous le prétexte d’aider et d’être sympa, pour avoir une bonne ambiance, somme toute. Le risque est grand de vous faire, un jour de vérité, de vous faire accuser de maltraitance, parce que vous avez décidé d’arrêter d’avoir été (trop) bon. Attention aussi, dans le service Ressources Humaines ou dans des métiers de médiateurs ou assimilés, de bien discerner qui est victime, en co-dépendance, il se peut qu’il y ait deux victimes, à l’extrême du canoë, chacun ayant dût sauter. La co-dépendance tombée à l’eau.
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