Constance et inconstance, variations sur le « et ». Maxime Morand. Itinéraires, n.74. I/2011.

Si l’Un, le Vrai, le Beau et le Bon, sont des référentiels absolus, alors l’inconstance se comprend comme un défaut de constance. Ce qui est tenu pour acquis. Est-ce pourtant suffisant ? Si l’avenir – l’à-venir – est source de surprise, d’ignorance, de promesse, de découverte du vrai « en chemin », si nous sommes des personnes en voyage (homo viator), des locataires de la vie terrestre, alors l’inconstance peut-elle s’envisager aussi en un mouvement de recherche d’équilibre, de contrepoint nécessaire au déploiement d’une vie ?

 

De fait, cette contribution m’a été demandées suite à une émission radiophonique sur le thème de « Prêtres, et après ? » dans la présentation d’un livre de témoignages de prêtres restés et partis. (Sous la direction de Michel Salamolard et Maxime Morand, aux Editions Saint-Augustin, 2011). Ecrire mon parcours en rupture m’a invité à y découvrir ce qui est conscience-source, flux constant à travers les années. J’aimerais, traversé par cette expérience, méditer avec vous sur ce « et » qui relie deux mouvements qui conjuguent des avancées, des claudications, des errances et des emballements. Peut-être oserai-je vous inviter à une libération des vérités toutes faites, codes qui soutiennent la pensée, certes, mais qui peuvent aussi l’enfermer.

 

Importance du ET.

 

Découvrir l’importance du « et » n’a pas été facile, j’ai beaucoup aimé les grandes démonstrations métaphysiques, sortes de pièces à machines qui expliquent l’univers du début à la fin. Avec saint Thomas d’Equin et la grande fresque poétique d’un Teilhard de Chardin, j’ai d’abord trouvé une petite place dans le dessein de l’univers. Mais ensuite, et à chaque fois, les rencontres avec l’énergie créatrice des paroles rapportées de Jésus-Christ me fracturent de questions. Je n’arrive plus à lire les évangiles sans penser que le Maître est un briseur des pseudo-sagesses de son époque et des suivantes. Il ne laisse pas le discours construit en paix, il le retourne souvent, il le convertit. La convention, la cohérence ne sont pas ses buts. Le remuement de l’âme, le détournement du chemin, l’affrontement et la déclaration du contraire, sont plutôt son genre. Un travail sur l’ignorance de Jésus-Christ durant sa vie terrestre, m’a incité à ne plus regarder le message dans un tout constant, rassurant. Ainsi, ma foi s’est-elle chargée d’inscrire, au coeur de ma vie, une sorte de fascination pour la béance, le non-fini, l’inachevé, la fragilité. Peut-être des inconstances qui évitent le oui, oui et le non, le non, afin de privilégier un regard différend, autre ?

 

ET dans le quotidien.

 

Comment cette logique de « et » se traduit-elle dans le quotidien ? Avec des amis, nous avons fondé, il y a plus de vingt ans, un club dont le titre est : « ET ». Ce club n’a pas de règlement, pas de chef. Le seul rituel imposé consiste à se retrouver toutes les 5 à 6 semaines, les cinq membres, chez l’un d’entre nous, à tour de rôle. Nous partageons nos lectures, nos idées, nos joies et nos préoccupations. Une seule injonction régule nos échanges : ne pas proposer une pensée unilatérale, à chaque fois préférer décrire, examiner le sujet en le balançant avec un »et ». Exercice difficile, mais qui développe la pensée panoramique, l’avant et l’après d »un problème, les à-côtés de la question, la dérision de l’importance exagérée donnée à des idées ou à des mouvements de pensée, notamment politiques. Et dans mon travail de directeur des ressources humaines, lorsque je suis à l’écoute d’un candidat ou d’une personne qui vient chercher un appui, je suis attentif, non seulement au contenu de ce qui est livré, mais aussi à la structure du langage utilisé. Je me réjouis lorsque j’entends sonner les « et » qui donnent de l’épaisseur à la pensée et de la perspective à la vie !

 

ET dans le temps….la durée.

 

En dehors de la lecture des structures langagières et de la profondeur des parallélismes, plusieurs constations sur la conception, la carte-mère mentale du temps, m’éveillent à la prise en compte des deux pôles de la constance et de l’inconstance. Dans des approches sur la maîtrise de son temps », avec des cadres de différentes industries et administrations, y compris des responsables d’équipe pastorale, j’ai noté quelques figures faites d’équilibre et de déséquilibre.

Ces représentations du temps ne sont pas exclusives les unes des autres, elles peuvent se juxtaposer selon les moments de la vie ou se superposer selon les différentes strates culturelles qui nous constituent.

Aussi, le temps peut se laisser figurer par un cercle, le rituel de l’année, la liturgie et ses cycles, comme aussi l’inclusion de tous les actes communs de la société dite primitive, ce cercle se forme-t-il avec et contre l’extérieur, la constance se protégeant, sans la nier, de l’inconstance ? Il en va de même de la pensée de l’âge d’or qui figure un avant lumineux et un déclin dans l’aujourd’hui.

Ainsi la constance pourrait-elle être perçue comme nostalgie et l’inconstance comme une difficulté à prendre le présent tel qu’il est ? Quid du temps de l’histoire qui tend vers une promesse de réalisation comme une flèche qui s’arcboute vers un sommet ? Avec, en plus, un temps hors du temps, l’éternité, qui de temps en temps fait irruption dans le temps ordinaire ? La fragilité de l’inconstance surveillée, supportée par un autre monde définitivement constant ? Et la notion de durée qui ne peut être la même que temps chronologique, lorsqu’on voudrait que l’heure soit hors du temps pour prolonger le moment de bonheur ? Est-ce là une constance du désir d’arrêter le temps si inconstant ?

Les entreprises sont saturées de « direction par objectifs », mais si le dernier objectif c’est le néant potentiel de la mort ou de la fin de l’existence sociale, que valent mes journées, mes défis, mes résultats ? Heureusement, il y a le temps de la montée, de l’effort, puis celui du replat, du repos. Tension et récompense, comme deux inconstances qui rendent le mouvement constant ?

Il y a aussi le temps où le passé et l’avenir sont éteints, pas d’histoire ni de projets, renvoi à un présent fait de plaisirs et de peines. Constance et inconstance sont-elles renvoyées ensemble ? Enfin, la figure qui me parle le plus, une montée concentrique – comme un ressort – qui tourne autour d’un axe invisible. Souvent, il y a des airs de de déjà vu – constance – et pourtant la vie nous élève, nous dépouille, nous grandit. L’axe n’est pas visible, tangible, mais il est là comme un pivot qui invite à tourner autour de lui. L’inconstance pourrait être ainsi éduquée et conduite vers le mouvement constant ?

 

ET aujourd’hui.

 

Il est très à la mode de parler des nouvelles générations X Y et Z qui viendront modifier de façon radicale notre façon de travailler, de communiquer et d’être au monde. J’ai la faiblesse de penser que cette modification se passe déjà maintenant et que presque toutes les générations – logique de « et » – sont ou seront touchées par les nouvelles façons de communiquer. Pendant que j’écris cette page, je vais souvent lire et répondre à mes courriels, je suis au chalet et j’ai mon équipe au bureau quelquefois au téléphone, mes adolescents étudient leurs cours, ils écoutent en même temps de la musique et échangent du facebook. Les films qu’ils regardent les bombardent d’actions se succédant à toute vitesse, sans répit. Les chapitres des bouquins à la mode ne durent que deux pages au maximum. Les courriels pleuvent et se multiplient, les réponses doivent être instantanées : on téléphone à mon assistante vers 10 h. 30 pour savoir si j’ai pris connaissance des messages de 9 h.00. Les stratégies des entreprises se réduisent à un calage incessant entre le marché, les services et les produits. L’inconstance comme nouvelle constante, est-ce l’aujourd’hui de notre monde ? Ou faut-il reconquérir une constance comme future diète des  inconstances ?

J’imagine une retraite pour les cadres d’entreprise, sans téléphone, ni internet, histoire de se retrouver un peu, dans son corps, dans son âme. Prendre le temps de chercher sa mission personnelle de vie, de l’écrire, comme constante boussole de vie pour naviguer à vue, dans l’inconstance maîtrisée.

 

ET conclusion.

 

Il y a dans ma quête du « et » un balancement entre le souci de créer une constance de références, notamment pour les nouvelles générations qui ont de moins en moins de référentiels qui leur permettraient de discerner par eux-mêmes, et le fait de pas les enfermer dans des options trop figées.  Les réponses des nouvelles générations sont souvent situées dans l’effacement des frontières, dans l’ambiguïté, dans la ruse et la superposition.

Lorsque je me promène dans l’entreprise, au fur et à mesure les écrans des ordinateurs changent, les employés sont à la fois au travail et dans un possible infini, ailleurs. Peut-être quelquefois je suis prêt à penser qu’un discours constant tes ferme invite aussi au défi pour y mettre des ouvertures, des passerelles, pour le transformer et se transformer dans le même mouvement.

Ces quelques variations sont à prendre pour dessiner votre propre destin, histoire de partager un axe invisible qui forme, élève et libère nos vies.

« Ne demande jamais ton chemin à quelqu’un qui le connaît, car tu ne pourrais pas t’égarer », disait le Rabbi Nahman de Braslav !

Cité par Marc Alain Ouaknin : « C’est pour cela qu’on aime les libellules. »

 

 

 

 

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