RH Info – Faut-il supprimer l’enseignement du management ? Maurice Thévenet Professeur au Cnam et à Essec Business School.

Economiquement le secteur de l’enseignement et de la formation au management s’est imposé depuis plusieurs dizaines d’années. Nous en connaissons les experts, les spécialistes et les méthodes régulièrement rénovées. Pratiquement, les institutions et les managers reconnaissent son utilité car les méthodes, techniques et approches développées les aident à aborder des situations toujours plus complexes. La croyance en la formation au management relève de deux hypothèses : la première tient à ce que la performance des institutions tient aux personnes et pas seulement aux systèmes. Il ne semble pas y avoir beaucoup de discussion là-dessus, même s’il s’avère très difficile de le mettre en pratique. La seconde hypothèse, conséquence de la première, tient à ce que le système éducatif ou les institutions devraient se charger d’assurer cette formation.

Sur ce second point, un ouvrage récent bouscule ces idées reçues en montrant que certaines institutions réussissent très bien et depuis longtemps sans n’avoir jamais bénéficié de cours de management, sans même avoir eu besoin du mot. Après une carrière de cadre dans des entreprises du secteur de la communication, l’auteur, August Turak a créé deux entreprises avec succès dans le secteur des systèmes d’informations et il n’attribue aucunement ses succès professionnels à l’enseignement au management reçu mais à un compagnonnage de 17 ans avec les moines trappistes de l’abbaye de Mepkin Abbey1.

Ces moines, selon l’auteur, font de bonnes affaires, ou plutôt, ils atteignent de bons niveaux d’efficacité économique. Plus encore, l’efficience est de leur côté car ils travaillent peu, comparé aux professionnels du management et l’ « excellence » serait le seul terme managérial à la mode dans lequel ils pourraient se retrouver : excellence de leurs produits, du service rendu, de la relation avec leurs différentes parties prenantes. Ils n’ont pas de modèle managérial mais seulement la règle de St Benoit, vieille de plus de 1500, ans pour guider encore aujourd’hui leur activité, leur mode d’organisation, leur vie de tous les jours puisque le travail n’est jamais qu’une partie de leur vie et de leur chemin.

C’est peut-être là l’idée la plus marquante de l’ouvrage : des institutions qui réussissent alors que pour elles, le travail et l’économie, le management et l’efficacité … n’existent pas. Elles ne s’en préoccupent pas puisque leur mode de vie et leur mission sont les seules choses qui comptent. Leur business n’en est qu’une partie, qu’une activité au service de perspectives plus grandes.

Il n’y a pas besoin de formation, puisqu’il n’y a pas de problème de management mais seulement une mission à honorer. Et quand des associations bien médiatisées viennent leur chercher querelle à propos de leur élevage de poules pondeuses, ils ne se consolent pas des témoignages de soutien de leurs clients qui continuent d’acheter des œufs mais ils abandonnent cette production pour que de mauvaises campagnes ne nuisent pas à leurs clients et ils se mettent dans le secteur du champignon où ils excelleront tout autant, sans référence aucune aux raisonnements stratégiques classiques sur les métiers et les effets d’expérience.

Le titre de l’ouvrage – les « secrets des moines » – est racoleur, dans la lignée d’un Da Vinci Code du management. Tout l’ouvrage montre en effet que le secret des trappistes est justement de ne pas en avoir, de réussir surtout parce qu’ils se préoccupent de vivre et non de travailler, d’honorer leur mission de servir Dieu et les hommes plutôt que de s’occuper de systèmes de gestion ou d’organisation. Et l’auteur de présenter différents business cases tirés de sa propre expérience de cadre et d’entrepreneur pour établir les parallèles entre les monastères et les entreprises ancrées dans le monde impitoyable du business actuel.

Pour trois raisons au moins les découvertes de l’auteur, au fil de son compagnonnage avec les trappistes, remettent en question le sens et l’utilité de l’enseignement du management.

« On ne manque pas de talents mais de passion »

Les gens talentueux ne manquent pas. Avec des méthodes de plus en plus sophistiquées, on sait les détecter, les repérer dans le maquis des réseaux sociaux, les chouchouter pour mieux les reconnaître, les laisser tomber aussi quand on n’en a plus besoin. Les techniques de gestion des talents fonctionnent ; elles sont venues compléter les velléités normalisatrices de gestion des compétences qui réduisent le travail à un ensemble de savoirs descriptibles, prescriptibles, gérables par tous les bureaucrates de la gestion de l’emploi qui se repaissent de référentiels et s’enivrent de l’illusion de pouvoir mettre le travail en formes et en modalités.

Ce qui manque c’est plutôt la passion, l’envie, l’implication, l’investissement de soi. Ceux-ci sont plus difficiles à détecter, à gérer, à susciter alors qu’ils sont le ressort de l’excellence et du succès. Comme l’économie reste une chose humaine, c’est ce qu’y mettent les hommes qui fait la différence. Les professionnels du sport et de l’art le savent, les spécialistes du management l’ont parfois compris, rarement intégré. Pour l’auteur cette passion se traduit par l’oubli de soi et le détachement. Paradoxe apparent de personnes impliquées qui se détacheraient : l’auteur entend par là que ce dans quoi on est investi est si important que l’on en oublie ses intérêts personnels immédiats.

Qu’est-ce qui peut bien donner envie aujourd’hui ? C’est à chacun de le dire dans son lieu de travail et ses responsabilités : quelle image donne-t-il du travail et de ce que l’on peut y trouver ? De manière plus globale le discours médiatique sur le travail et l’entreprise, complaisamment ressassé comme s’il était le seul possible, ne donne pas envie. Il est outrageusement partiel et partial pour des raisons que les historiens découvriront peut-être un jour. Et nous en arrivons à cette situation curieuse (panem et circenses ?) où seuls le sport et la construction de tours Eiffel en allumettes ne seraient des lieux de passion possibles !

Toujours viser au-delà de l’objectif

C’est un leitmotiv dans l’ouvrage. Les objectifs ne comptent pas, c’est la fin qu’ils permettent d’approcher ou d’honorer ; le travail n’a aucune importance en soi, tout est dans ce qu’il permet d’accomplir. Certains se souviendront de la vieille histoire des tailleurs de pierres : le premier dit tailler des pierres, le second construire un mur, le troisième bâtir une cathédrale.

Les discours et outils de GRH, les discours sur le travail, laudateurs ou contempteurs, ressortissent plutôt à l’approche du premier qui ne fait qu’utiliser un marteau. Les moines bâtissent des cathédrales, c’est leur petite différence ; pour eux l’important est au-delà des compétences, des horaires et des risques de la taille proprement dite. Il y a toujours une fin plus grande au-delà des règles d’organisation, des définitions de fonction, des tâches et des activités.

Pour nous le travail est une idole, pour eux c’est une icône : la première est adorée (ou méprisée), la deuxième n’est qu’un moyen, une voie de passage vers quelque chose de plus grand.

Travailler sur soi plutôt que sur les autres

La plus grande partie de la formation au management consiste à apprendre à agir sur les autres, organiser, inspirer, faire confiance ou donner du sens. Pour les moines, c’est juste l’inverse. Le terme d’authenticité revient souvent dans l’ouvrage et celle-ci est avant tout une affaire personnelle. Le travail peut d’autant plus aisément être efficace que les collaborateurs (ceux qui travaillent ensemble) visent un même but au-delà des seules tâches.

Le terme de confiance est aussi important dans l’ouvrage mais ce n’est pas là une denrée guimauve que des managers éclairés devraient distribuer dans leur grande largesse. Pour eux la confiance ne peut s’instaurer seulement si la personne agit d’une manière qui donne confiance à ses clients, ses fournisseurs ou ses collègues. Le travail de confiance est d’abord un travail sur soi afin que les autres puissent avoir légitimement confiance : les conséquences pour l’entreprise et pour chacun sont importantes. Il en va du même du sens que tant de discours managériaux présentent comme quelque chose à donner. Il faudrait donner du sens comme on donne des augmentations. Les moines ne donnent pas de sens, leur action en a et d’autres peuvent le reconnaître, y adhérer ou non.

Cette expérience d’August Turak a-t-elle un intérêt au-delà du seul témoignage personnel ? Pour ceux qui sont à la recherche du secret caché du business, les managers en quête du Graal, les théoriciens du complot qui soupçonnent des forces malfaisantes de leur avoir caché le secret de l’efficacité universelle jusqu’ici, pour tous ceux-là l’ouvrage n’a pas d’intérêt. Ils resteront bredouilles à la fin de la lecture jusqu’au prochain titre racoleur.

Pour ceux qui voient le monde et l’économie comme la seule rencontre d’intérêts égoïstes sans aucune autre forme de rapports possibles, les cyniques congénitaux ou les paresseux qui pensent avoir fait le tour de l’âme humaine en ayant orgueilleusement fustigé son égoïsme, l’ouvrage n’a pas plus d’intérêt : ils ont déjà gravé dans le marbre leur vision du monde et enfermé les tablettes dans leur coffre-fort.

N’y trouveront pas plus d’intérêt ceux qui pensent que rien n’est jamais nouveau sous le soleil, qu’aucune transformation n’est possible : la transformation personnelle (et conséquemment organisationnelle) est justement au cœur de l’ouvrage.

L’ouvrage sera utile pour ceux qui ne font pas du management, de l’entreprise et du travail le veau d’or qu’il faut adorer ou détruire, pour ceux qui ne prennent pas le doigt du KPI, du référentiel de compétences ou du risque psychosocial pour la lune, pour ceux dont l’anthropologie va au-delà de la recherche des droits, de l’illusion de la toute puissance et de la maîtrise bureaucratique. Il sera tout aussi utile pour ceux qui ouvrent leur réflexion à des contenus dont la légitimité ne vient pas seulement des ouvrages de management, des medias ou des donneurs de leçon professionnels : ceux-là regardent les longues traditions avec modestie et respect. Dans ce cas seulement le lecteur pourra se convaincre qu’il n’est plus d’enseignement du management possible mais que la porte est ouverte à un apprentissage pour chacun…

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1 Turak, A. Business Secrets of the Trappist Monks. Columbia University Press, 2013.

Source : http://www.rhinfo.com/actualites/article/details-articles/cat/25/33/20631/79/faut-il-supprimer-l-enseignement-du-management

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